Cofondateur de l’école Primaveras, spécialisée dans l’accompagnement des cadres en quête de sens au travail, Laurent Polet constate qu’ils sont pris entre le marteau et l’enclume, formés à être des leaders, mais souvent réduits à devenir des pions. Ingénieur, diplômé de l’école Centrale Paris, il a publié cette année « Le pouvoir, le bonheur, le climat : Le désarroi des cadres » (Éditions du Détour). Directeur pédagogique à Centrale Supelec, il décrypte le phénomène et propose des solutions pour retrouver sens et autonomie dans sa carrière.
Comment avez-vous été amené à faire ce constat de désarroi chez les cadres ?
J’enseigne le management et j’ai cocréé, il y a une dizaine d’années, l’école Primaveras qui accompagne les cadres en plein questionnement, désireux de changer de trajectoire professionnelle. A leur contact, j’ai pris conscience de la perte de sens et du sentiment d’inutilité qu’ils éprouvent. Auparavant, accéder à des fonctions d’encadrement était une forme de reconnaissance professionnelle. A présent, certains, dont de nombreux jeunes, considèrent cela avec plus de circonspection.
La sociologie des cadres a changé : dans les années 1960 ou 1970, ils étaient moins nombreux et occupaient surtout des postes d’encadrement. Aujourd’hui, 20 % de la population active française est cadre et beaucoup ont des rôles d’experts ou font partie des fonctions support. Si l’on met de côté l’aspect rémunération, les conditions de travail des cadres sont loin d’être enviables car ils subissent pression, stress, contrôle et les cas d’épuisement professionnels sont de plus en plus fréquents.
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Quelles en sont les causes ?
C’est d’abord en lien avec le statut social: aujourd’hui, la trajectoire des cadres est moins linéaire et sécurisée. Il y a un risque de fragilité à mi-carrière notamment, avec parfois une période de chômage ou une rupture de trajectoire vers 50 ans. En soi, ce n’est pas un problème, mais c’est souvent mal vécu par manque de préparation.
Ensuite, c’est lié au contenu du travail qui est devenu beaucoup plus abstrait. Et les cadres sont les plus concernés par l’informatisation et la digitalisation. Ils manipulent des tableaux de synthèse et font beaucoup de reporting, sans savoir à quoi cela sert vraiment. Ils trouvent que leurs missions manquent de concret face à un monde qui se complexifie. Ils passent beaucoup de temps au travail mais ne parviennent pas à en mesurer les effets. Ce sont les vraies racines du mal-être.
Autre cause, l’essor de la digitalisation et l’informatisation : il n’y a plus de limites temporelles ni géographiques. Même s’il existe un droit à la déconnexion. Certes les évolutions technologiques aident à simplifier, alléger, accélérer. Néanmoins, on n’a jamais autant entendu les cadres dire qu’ils n’ont pas le temps. Ils sont absorbés par ces outils qui doivent les rendre plus performants, mais dans quel but ? C’est une surenchère qui n’a pas de sens. Certains cadres finissent par décrocher de cette spirale qui consiste en une mathématisation du travail à travers des objectifs chiffrés, des analyses de données et une abstraction qui provoque une perte de sens.
Enfin, il faut noter que le télétravail n’apporte pas plus d’autonomie. Ce qui en donne, c’est le contenu de la mission, pas l’organisation du temps. Avoir la liberté de choisir son lieu de travail est un écran de fumée. De plus, il entraîne souvent des journées plus longues : leur durée n’est plus limitée par le fait que l’on doit rentrer chez soi pour le dîner. Ce qui compte vraiment, c’est donc d’avoir la capacité de prendre des initiatives et de pouvoir prendre conscience des effets de ses actions.
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Quelles pourraient être les solutions à envisager ?
Comme le statut cadre perd de son sens, certains bifurquent vers des fonctions non cadres pour avoir plus de responsabilités, de capacité d’initiatives et de possibilité de concrétiser leurs décisions. Ils sont prêts à abandonner leur statut pour cela. C’est ce qui est décrit dans le livre « La révolte des premiers de la classe : changer de vie, la nouvelle utopie », de Jean-Laurent Cassely. Le côté positif, c’est que l’on ne regarde plus avec suspicion un cadre qui a réorienté sa carrière. Maintenant, c’est considéré comme une preuve d’audace.
Mais, le message que je veux faire passer est le suivant : face aux questions que la population cadre se pose, le désarroi vient du fait que, souvent, la seule solution proposée est la reconversion ou l’entrepreneuriat. Or, cela peut tétaniser car tout le monde n’est pas prêt à prendre ce risque. Et rester à son poste engendre un mal-être.
Si des organisations créent des postes qui ne servent à rien, pourquoi les cadres les acceptent-ils ? Ils sont diplômés, formés à l’esprit d’analyse. Pourtant, ils s’enferment dans des pensées limitantes, au lieu d’ouvrir le champ des possibles que leur permettent leurs études supérieures. Ces dernières ont en effet valorisé la compétence de jugement, la capacité à problématiser, la créativité…
Ce que je veux souligner, c’est que les cadres ont plus de pouvoir et de latitude qu’ils ne croient. Il faut oser remettre en question sa mission. Ils ne sont pas condamnés à la docilité, ils peuvent exercer leur faculté de jugement, de choix, de prise de position, et ce de manière constructive. Ils peuvent être plus critiques et exercer une forme d’impertinence, tout en restant positifs, sans forcément passer par la rupture. Il faut renégocier de manière constructive les conditions de travail.
Ouvrir le champ des possibles, c’est aussi sortir du choix binaire stéréotypé entre un grand groupe dans l’hyper contrôle et une start-up qui laisse de l’autonomie. Entre les deux, il y a des PME et PMI qui peuvent apporter un bon équilibre, avec des chaînes de décisions plus courtes et moins de reporting.
Source : Courrier-Cadres