Directeur de recherche du CNRS à Sciences Po et expert des systèmes de protection sociale en France et en Europe, Bruno Palier analyse les effets délétères des politiques de réduction du coût du travail sur l’emploi et la protection des salariés.
Vous êtes en train de rassembler une série de textes sur le travail. Quel est l’objectif de cette série ?
À l’occasion du projet de réforme des retraites de 2023, la question du travail est devenue centrale dans le débat public. Même s’il a souvent été négligé par les médias et les autorités (y compris lors de la préparation de cette réforme), le travail en France fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales, qui permettent de documenter de façon précise ce que nous savons sur une pluralité de thèmes : qualité de vie au travail, conditions de travail, pénibilité, organisation du travail, management, démocratie au travail, normes de genre, discriminations, formation professionnelle, évolutions de carrières, transition vers la retraite…
Cette série de textes, disponibles sur le site du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po, rend accessibles tous ces savoirs afin de nourrir les réflexions des acteurs – notamment les syndicats – sur la situation du travail en France.
Vous publiez vous-même sur le site du LIEPP un article sur les stratégies du low cost à la française. Quelles en sont les grandes lignes ?
Si l’on va directement aux conclusions, elles montrent que ces stratégies de réduction des coûts ont dévalorisé, intensifié et abîmé le travail en France. Qu’il est devenu, pour beaucoup de personnes, de plus en plus dur, intense et induisant une perte de sens. Depuis plus de trente ans, le travail en France n’est pas conçu comme un atout sur lequel les entreprises et les services publics pourraient s’appuyer pour améliorer leurs produits ou leurs services, mais comme un coût qu’il faut réduire par tous les moyens. C’est l’axe de nos politiques économiques, principalement fondées sur des exonérations de cotisations sociales et des aides aux entreprises pour alléger le poids des « charges sociales », mais c’est aussi l’essentiel des stratégies des entreprises françaises elles-mêmes.
Quelle a été l’histoire de cette évolution ?
Elle remonte au début des années 1980 quand ont fleuri les rapports soulignant le poids trop élevé du coût du travail, donné comme cause du chômage et des déficits commerciaux français. En 1987, le patronat, alors dirigé par Yvon Gattaz, lance « la bataille des charges ». En 1993 débute la litanie des réformes des retraites et des plans généraux de baisse des cotisations sociales. Un exemple parmi d’autres : la loi quinquennale de décembre 2013, relative au travail, à l’emploi et à la formation professionnelle, comportait comme mesure principale la réduction d’une partie des cotisations sociales patronales sur les bas salaires.
Depuis, les allègements ont été progressivement étendus à davantage de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du SMIC, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage) et à davantage de niveaux de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 SMIC. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations a atteint 73,8 milliards d’euros en France.
Trop d’entreprises basent leur stratégie de compétitivité sur la réduction du coût du travail plutôt que sur la qualité et l’innovation »
Quelles sont les conséquences en matière d’emplois ?
Ces politiques ont pu avoir une certaine efficacité lors de leur mise en œuvre initiale. Mais elles n’ont ensuite quasiment pas permis de créer de nouveaux emplois ni d’améliorer la compétitivité à l’export des entreprises françaises. Elles sont inefficaces pour lutter contre le chômage. En outre, en subventionnant des secteurs d’activité incapables de construire une compétitivité hors coût, fondée sur la qualité des produits et des services et non sur la baisse des salaires, elles ont tiré la qualité des productions françaises vers le bas et réduit la capacité à produire et exporter des biens et des services de qualité. Autrement dit, comme le souligne un rapport du Sénat sur les politiques d’exonération de cotisations sociales, elles ont « favorisé un mauvais positionnement de l’économie française ».
De quelle manière ?
Au lieu d’être ciblée sur les entreprises qui en ont le plus besoin et sur les secteurs les plus exposés à la concurrence, la stratégie du low cost offre une prime aux bas salaires et aux secteurs les plus abrités. Si l’on reprend l’analyse du Sénat, on y lit que « les allègements bénéficient surtout aux petites entreprises du secteur des services, où les salaires sont moins élevés, et peu à l’industrie, pourtant exposée à une concurrence internationale incitant au dumping social et environnemental ». Ces allègements jouent donc à l’encontre de la capacité à soutenir des secteurs et des emplois de qualité.
En outre, ces politiques créent des trappes à bas salaire puisque que les baisses de cotisations diminuent à mesure que le niveau de salaire augmente, ce qui incite les entreprises à rester sous les seuils. Le mécanisme de baisse du coût du travail par les allègements de cotisations maintient donc artificiellement de nombreux salariés dans des niveaux de revenus concentrés entre 1 et 1,5 SMIC.
Quelle est la responsabilité des entreprises dans cette politique de bas salaires ?
Elle est considérable. Beaucoup trop d’entreprises françaises construisent leurs stratégies de compétitivité sur la réduction du coût du travail. Plutôt que de miser sur la qualité et l’innovation, on cherche avant tout à chasser les coûts et à intensifier le travail, ce que nous appelons avec Clément Carbonnier une stratégie du low cost à la française dans notre ouvrage « Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord – Investissement social et économie de la qualité » (PUF, 2022). Cette stratégie repose sur quatre piliers principaux : les délocalisations, la sous-traitance, l’éviction des salariés les plus âgés et l’intensification du travail des salariés restants.
Les délocalisations touchent particulièrement les emplois qualifiés de l’industrie »
Si l’on examine ces quatre piliers, pourquoi les délocalisations en premier ?
Parce que les grandes entreprises françaises sont les championnes des délocalisations en Europe. Comme le souligne une note de décembre 2020 de France Stratégie, les grands groupes ont préféré faire « le choix des délocalisations plutôt que de la montée en gamme », réduisant ainsi le nombre d’emplois industriels en France. Même si la tendance a un peu baissé, l’INSEE montre qu’en moyenne annuelle sur la période 1995-2017, environ un millier d’entreprises ont délocalisé, correspondant à 25 000 emplois par an. Les délocalisations touchent particulièrement les emplois qualifiés de l’industrie et s’opèrent pour près de la moitié à destination de pays européens. Cette stratégie de mise en concurrence des salariés français avec les salariés des pays à moindre coût les oblige à accepter des salaires et des conditions de travail dégradés pour préserver leur emploi.
Et s’agissant du recours à la sous-traitance et à l’intérim ?
Depuis les années 1980, les entreprises françaises se concentrent sur leur « cœur de métier » et cherchent à externaliser des services auparavant internes. Il s’agit d’obtenir la même chose mais au plus bas prix possible, avec plus de flexibilité, « grâce » à de faibles rémunérations et des conditions de travail dégradées chez les sous-traitants. Les patrons sont encouragés, depuis une quarantaine d’années en France, par des mesures politiques de libéralisation partielle du marché du travail : création et multiplication de contrats de travail dits « atypiques » (mais qui deviennent la norme pour les services dits « peu qualifiés »), assouplissement des règles d’emploi en CDD (contrats à durée déterminée, intérim et temps partiel). Avec pour conséquence une dégradation des conditions de travail des salariés de la sous-traitance, une augmentation de leurs risques physiques et organisationnels et de leurs accidents du travail, de moins bonnes conditions d’accès aux formations, etc. Ces évolutions sont très bien documentées par les textes publiées dans la série du LIEPP. Arnaud Mias montre que les conditions de travail et les problèmes de santé au travail sont démultipliées dans le secteur de l’intérim.
Quid de la dégradation des services publics ?
Effectivement, dans cette même logique, un certain nombre de services collectifs auparavant pris en charge par les collectivités locales sont aujourd’hui privatisés : distribution de l’eau, nettoyage et entretien des espaces publics, collecte et traitement des déchets… Là encore, le but est de faire baisser le coût de ces services, en laissant les rémunérations au plancher, pour qu’ils reviennent moins cher que s’ils étaient fournis par des agents des collectivités locales.
Troisième pilier de la stratégie low-cost, « l’éviction des salariés plus âgés ». Sur quoi se fonde-t-elle ?
Ici, la démarche est simple : il s’agit de renvoyer les salariés les plus âgés, considérés comme les plus coûteux. N’ayant investi ni dans la formation de leurs seniors, ni dans leurs conditions de travail, les employeurs considèrent que les plus âgés ne sont plus assez productifs pour le salaire qu’ils leur coûtent. Elles s’en sont longtemps débarrassé par tous les moyens : dispositifs de pré-retraites quand ils existaient, plans sociaux et ruptures conventionnelles désormais… Même s’il remonte progressivement, le taux d’emploi des salariés de 55-64 ans en France reste particulièrement bas, à 56 %, soit 15 à 20 points de moins qu’en Allemagne ou en Suède.
Des objectifs toujours plus élevés sont imposés aux salariés, en s’éloignant d’un management de proximité plus humain »
Étape suivante et quatrième pilier de la stratégie low-cost : intensifier du travail des salariés restants. Comment cela s’opère-t-il ?
Après avoir délocalisé, externalisé et fait partir les plus âgés, beaucoup d’entreprises françaises cherchent à faire travailler plus intensément les salariés moins nombreux qu’elles ont gardés. Cette intensification du travail passe par des modes de management verticaux qui imposent des objectifs toujours plus élevés aux salariés, qui instaurent la spécialisation du travail, la séparation entre conception et exécution, et qui se fondent essentiellement sur des chiffres, des normes, des règles et des processus, en s’éloignant d’un management de proximité plus humain. Par ailleurs, les évolutions néo-managériales (new public management) ont introduit la gestion par les chiffres et l’intensification du travail dans les services publics, à l’image par exemple de la situation des hôpitaux publics.
Sans même faire référence aux dérives de ce management comme cela a pu être le cas chez Orange ou Renault, on peut souligner combien ces modes de managements verticaux contribuent à dégrader les conditions de travail. Plusieurs des textes que nous publions avec le LIEPP font le lien entre absentéisme (Laurent Cappelletti), perte de sens (Thomas Coutrot et Coralie Perez) et management vertical par les chiffres.
Dans ces conditions, que devient la motivation des salariés et des cadres notamment ?
Cette stratégie d’hyper-productivité explique selon moi en grande partie pourquoi ceux qui travaillent ne souhaitent pas le faire plus longtemps, comme l’ont montré les mobilisations contre la réforme des retraites de 2023. Quand l’occasion se présente, les Français partent en retraite le plus tôt possible. Une analyse de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) en 2008, confirmée par de nombreuses enquêtes depuis, souligne que ceux qui veulent bien travailler plus longtemps sont ceux qui associent travail et « réalisation de soi, épanouissement personnel, valorisation et expression de soi, utilité sociale, bien-être et lien social ». Il s’agit le plus souvent de cadres, de professions intellectuelles, de diplômés du supérieur. Mais même parmi les cadres, on trouve de nombreuses personnes fatiguées par l’intensification du travail et traversées par les doutes devant l’évolution du management par les chiffres, vertical et déshumanisé. La majorité des Français souhaitent donc partir le plus tôt possible. Ils associent souvent travail et fatigue au travail (physique et morale), contraintes (horaires, rythme de vie), obligations, usure, stress, pression, dégradation de l’ambiance au travail et du statut personnel.
Quelles sont selon vous les possibilités d’amélioration ?
Il me semble que d’autres stratégies sont possibles, à commencer par le fait de considérer le travail comme un atout pour les entreprises et pour le pays. Les Allemands investissent dans la qualification et la protection des salariés des industries exportatrices. Les pays nordiques investissent dans la formation tout au long de la vie et en faveur de bonnes conditions de travail de tous les salariés, et les entreprises de ces pays misent sur la qualité et l’innovation de leurs productions. Leurs stratégies reposent sur la participation des salariés aux innovations comme aux décisions. Les représentants des salariés occupent une place importante dans les conseils d’administration des entreprises allemandes ou nordiques. Le management le plus répandu est fondé sur l’horizontalité et l’implication dans ce que l’on appelle des entreprises apprenantes, dont un des pionniers fut Volvo en Suède. Rien d’étonnant dès lors à voir ces pays afficher des taux d’emploi des seniors plus élevés qu’en France, puisque les entreprises ont cherché à les garder et que les salariés y ont trouvé qualité, sens et reconnaissance de leur travail. À quand une telle stratégie de la qualité pour la France ?
Propos recueillis par Gilles Lockhart
Source : CFE-CGC